Comme tous les ans, à l’occasion du Mois des Joueuses, nous vous proposons une série de portraits de femmes dans l’industrie du jeu vidéo. Le but ? Mettre en avant ces femmes passionnées par leur métier et qui contribuent elles aussi à l’évolution du secteur.
***
Pour ce premier portrait, nous avons rencontré Sybil Collas, Narrative designer, Écrivaine et Script doctor* pour le jeu vidéo, l’audiovisuel, le print, et le web. Sybil a d’abord travaillé dans le Test QA avant de suivre une formation en jeu vidéo à Supinfogame qui lui a permis d’entrer dans l’industrie en tant que Producer. Elle s’est par la suite tournée vers le métier de Narrative designer, qu’elle exerce depuis maintenant 5 ans.
Script doctor : dans le jeu vidéo, le Script doctor retravaille le scénario d’un jeu pour qu’il corresponde au cahier des charges et/ou aux contraintes de narration et de storytelling.
Bonjour Sybil ! Peux-tu nous en dire plus sur ton métier de Narrative designer ?
Un jeu raconte une histoire : il a un scénario, des dialogues, des personnages qui interagissent entre eux. Le narrative design, c’est ce qu’on permet au joueur de se raconter ; c’est tout ce qui touche à la narration mais qui n’est pas écrit directement dans le jeu. Cette histoire du joueur, on la construit en lui permettant de créer des liens logiques entre les indices du jeu : le gameplay, la relation à l’avatar, les choix moraux, le storytelling d’environnement, la courbe de difficulté et les tensions qu’elle génère… Il y a énormément d’outils à exploiter.
Le narrative designer se charge de mettre en place ces différents éléments. Il s’agit d’identifier, de favoriser et d’exploiter les opportunités narratives d’un jeu, qu’elles soient dans le gameplay, le visuel, ou ailleurs.
Comment es-tu parvenue à faire carrière dans le jeu vidéo ?
Enfant, je créais beaucoup de prototypes de jeux de plateau et je me suis rendue compte que je pouvais en faire un métier en regardant des brochures au lycée, tout à fait par hasard. Après mon Master à Supinfogame, le besoin d’un job m’a fait dériver de mon envie d’être game designer et j’ai travaillé en tant que producer à Hanakai Studio. Il s’agissait d’une production indépendante et niveau d’anglais aidant, je faisais toutes les traductions du jeu. C’est quand je me suis mise à faire remonter les incohérences du scénario et du lore que j’ai été invitée à écrire pour le projet. Au final, j’ai redécouvert le bonheur d’être directement impliquée dans la production et je suis partie pour faire de l’écriture, puis du narrative design en freelance.
Quels conseils donnerais-tu à une personne qui veut devenir Narrative designer ?
Il n’y a pas de parcours clé pour le moment. Il faut une connaissance solide du game design et des études littéraires sont un plus. Je recommanderais des connaissances théoriques en storytelling, en cinématographie, et surtout, surtout, être capable d’interagir avec n’importe qui dans la production. Les opportunités narratives peuvent être issues de tous les pôles, et il faut connaître leurs contraintes pour pouvoir communiquer correctement avec les autres développeurs.
En tant que narrative designer que penses-tu de l’écriture des personnages féminins dans les jeux vidéo ?
Ça s’est amélioré ces dernières années, mais c’est encore un point faible. Les personnages féminins sont trop définis par leur genre et leur sexualité, alors qu’ils devraient se définir par leur identité, leurs quêtes, leurs besoins, leurs interactions avec les autres personnages. Ce sont des choses qu’on voit surtout dans les productions indépendantes. Dans les productions de masse, les personnages féminins sans sexualisation sont rares.
Par exemple, la dernière version du personnage de Lara Croft a un visuel moins séxualisé qu’avant, mais elle ne vit toujours que par des quêtes qui lui sont données par des hommes, dans un contexte dominé par des hommes. Elle ne brille pas par son indépendance et subit son environnement. Ce qui me gêne le plus, c’est le discours pseudo féministe qui sert d’argument de vente alors qu’on a les mêmes débauches de principes sexistes que d’habitude. À l’inverse, on voit l’apparition de jeux avec des personnages LGBTQ+ intéressants mais il n’existe pas encore de titre avec des personnages principaux queer dont le thème n’est pas spécifiquement d’aborder les questions de genre et de sexualité.
Selon toi, pourquoi les personnages féminins sont si mal caractérisés ?
Il est plus difficile de se projeter sur ce qu’on n’est pas. Les créateurs de contenu écrivent des personnages pour eux-mêmes, qui leur ressemblent. Et les développeurs de jeux sont encore majoritairement des hommes avec une jolie moyenne à 85% des effectifs d’un studio. Même si l’industrie du jeu vidéo récupère des professionnels de l’écriture qui viennent d’autres média, là encore la plupart sont des hommes : les autrices sont réticentes à venir chez nous à cause de la réputation sexiste de l’industrie et l’écriture des jeux ne peut pas évoluer à cause de cela. La représentation des femmes ne pourra évoluer qu’avec plus d’inclusivité dans les studios. Il faut une prise de conscience collective de ce besoin.
Quels sont les bonnes pratiques à respecter pour écrire un personnage ?
La base serait le contraste qu’il y a dans un même personnage et le contraste qu’il entretient avec d’autres gens, car un personnage n’existe jamais seul : il existe et évolue par rapport à son environnement. Ensuite, il y aurait la valeur critique, ce que le personnage révèle comme moralité ou conviction profonde quand il doit réagir face à un enjeu vital. Le troisième point, essentiel, ce sont les désirs et les besoins du personnage. Que veut-il, de quoi pense-t-il avoir besoin ? De quoi a-t-il réellement besoin ? Comment ces aspect vont-ils évoluer au cours de sa quête, et en quoi cette évolution va-t-elle faire changer le personnage lui-même ? Il suffit de donner un besoin minime, reflété dans ses dialogues ou dans son gameplay, pour faire d’un personnage non joueur lambda un personnage intéressant.
Parlons un peu de ce que tu aimes. Quel type de jeu te plaît avant tout et pourquoi ?
J’aime les jeux qui me font penser. Ça peut aller du RPG très dense au jeu incrémental purement systémique qui génère de la narration en pointillé comme Armory & Machine. Je joue énormément aux jeux mobiles, qui permettent de découvrir de nouveaux gameplay en un court laps de temps. Je suis en ce moment sur Godville, un jeu textuel dont le contenu écrit est généré par l’ensemble des joueurs. Le résultat est très intéressant car, bien qu’écrit par une multitude de profils différents, il y a une plume d’écriture unique dans le jeu.
Un personnage féminin qui t’a particulièrement marquée ?
En jeu vidéo, Aloy de Horizon Zero Dawn. C’est une femme sans sexualisation qui affronte les mêmes quêtes qu’un héros masculin ordinaire. Elle est caractérisée par ses choix, son évolution, son gameplay, et non par son genre : dans une production de ce calibre, c’est rare. Elle a par ailleurs un échange très appréciable dans le jeu avec un homme trans, qui la corrige aussi sec dès qu’elle le mégenre. On en est pas encore au stade d’un coming out en plein jeu mais le cas est assez rare pour être noté.
Comment vois-tu l’industrie du jeu vidéo dans les 10 prochaines années ?
Ce serait génial si on pouvait atteindre non pas une plus grande représentation des minorités sexuelles, genrées et ethniques, mais une véritable normalisation de la représentation. Que ce genre de détail ne soit rien de plus – un détail. Quelque chose de commun et habituel. Pour cela, il faut plus de diversité au sein des studios et c’est quelque chose qui, lentement, péniblement, commence à se mettre en place. Nos jeux seront meilleurs et plus diversifiés quand nous serons nous-mêmes plus inclusifs et diversifiés.
Merci Sybil, et à très vite pour un nouveau portrait à l’occasion du Mois des Joueuses !
Pour plus d’information sur le travail de Sybil Collas rendez-vous sur son site.
Propos recueillis par Octopus